La com­mune de La-Barre-en-Ouche compte à peine mille habi­tants. Dans ce coin de l’ouest de l’Eure, il faut rouler une ving­taine de kilo­mètres pour attein­dre les aggloméra­tions les plus proches. Au nord, il y a Bernay et ses 10 000 rési­dents. Au sud, L’Aigle, la cap­i­tale du pays d’Ouche, en recense un peu plus de 8 000.

 

Pour­tant, cette bour­gade tran­quille voit chaque matin une petite afflu­ence se for­mer au croise­ment des routes départe­men­tales 25 et 49. Du lun­di au ven­dre­di, le col­lège Jacques-Daviel, du nom d’un célèbre oph­tal­mo­logue du 18e siè­cle, accueille 200 élèves depuis bien­tôt quar­ante ans.

En sep­tem­bre, les habi­tudes de cet étab­lisse­ment rur­al seront boulever­sées. La réforme du col­lège, portée par la min­istre de l’Education nationale, Najat Val­laud-Belka­cem, entre en vigueur à la ren­trée 2016. Et ici, beau­coup en sont con­va­in­cus : ses mesures pénalis­eront les élèves du col­lège, alors qu’elles n’auront pas d’impact à Paris ou dans d’autres académies plus favorisées.

Les class­es bilangues per­me­t­tent à des élèves qui par­tent de loin de mieux réus­sir Claire Mabille, professeure

Il y a d’abord la sup­pres­sion des class­es bilangues. Cette option per­met d’apprendre l’anglais et l’allemand dès la 6e, grâce à des heures sup­plé­men­taires. Mais dans l’académie de Rouen, 69% des étab­lisse­ments qui la pro­po­saient fer­meront cette sec­tion en sep­tem­bre. L’Education nationale a mis en place des critères stricts : il faut notam­ment que les élèves puis­sent s’ini­ti­er à ces langues dès le CM1. Cer­taines académies sont plus épargnées que d’autres. A Paris, mais aus­si à Nice ou à Toulon, toutes les class­es sont maintenues.

Claire Mabille, pro­fesseure de let­tres clas­siques au col­lège Jacques-Daviel, ful­mine. « Les class­es bilangues per­me­t­tent à des élèves qui par­tent de loin de mieux réus­sir. » A La-Barre-en-Ouche, les col­légiens sont sou­vent des « enfants d’agriculteurs, d’artisans ou de petits com­merçants ». Ils sont par­fois issus d’une « pop­u­la­tion défa­vorisée, avec des par­ents sans emploi ». Les bases ne sont pas tou­jours là.

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le nom­bre de class­es de 6e bilangues sup­primées à la ren­trée 2016 en France. Il n’y en aura plus que 2303, soit près d’un tiers de moins. 

En classe bilangue, tous sont accep­tés. Peu importe le niveau, pourvu qu’il y ait l’envie – « on prend tous les volon­taires », sourit l’enseignante. Après la 3e, les élèves du col­lège sont le plus sou­vent répar­tis dans deux étab­lisse­ments, tous deux situés à Bernay. Il y a le lycée Clé­ment-Ader, qui pré­pare au bac pro­fes­sion­nel. Les meilleurs élèves rejoignent, quant à eux, la fil­ière générale et le lycée Fresnel.

Ce grand lycée pub­lic pos­sède une fil­ière d’excellence, la classe européenne, tournée vers… les langues. Face à la demande, le lycée doit sélec­tion­ner les élèves sur dossier. Claire Mabille ne débor­de pas d’op­ti­misme : « Les col­légiens des class­es bilangues ont davan­tage de chance de par­venir en “européenne” à Fres­nel.»

On sait bien que recruter des pro­fesseurs de latin est plus dur en province qu’à Paris, et dans les cam­pagnes plus qu’en aggloméra­tionClaire Mabille, professeure

Selon la pro­fesseure, l’apprentissage pré­coce et simul­tané de ces deux langues per­me­t­trait de mieux les inté­gr­er. « L’anglais et l’allemand parta­gent les mêmes racines, analyse-t-elle. Elles ont beau­coup de points com­muns. » Il y a bien sûr d’autres col­lèges, aux envi­rons de La-Barre-en-Ouche, vers lesquels les élèves pour­raient se tourn­er. Celui de Brouglie, à huit kilo­mètres, ou même celui de Rugles, deux fois plus loin. Mais dans ceux-là aus­si, les sec­tions bilangues seront supprimées.

Pour Claire Mabille, la dis­pari­tion de ces cours n’est pas le seul change­ment défa­vor­able aux col­légiens de province. Avant, cer­taines heures étaient dédiées au latin, à l’allemand ou à la musique. Cette année, il fau­dra faire un choix. Les étab­lisse­ments, qui ont gag­né en autonomie, béné­fi­cient désor­mais d’un cer­tain nom­bre d’heures à répar­tir entre ces matières.

Cer­taines pour­raient en souf­frir, red­oute-t-elle. « On sait bien que recruter des pro­fesseurs de latin est plus dur en province qu’à Paris, et dans les cam­pagnes plus qu’en aggloméra­tion. Si on rajoute encore des dif­fi­cultés, les étab­lisse­ments vont être ten­tés de sup­primer le latin, c’est certain. »

Le point cen­tral, c’est que tant qu’on est proche de Paris, les class­es bilangues et les options sont main­tenuesMichel Troug­nou, professeur

Au col­lège de La-Barre-en-Ouche, les class­es de Claire Mabille sont main­tenues. Pour cela, il a fal­lu faire une croix sur des cours en demi-groupes. Il faut dire que la pro­fesseure est pop­u­laire : près d’un quart des col­légiens suiv­ent ses cours de latin, une option fac­ul­ta­tive sou­vent délais­sée. « Oui mais chaque année, il va fal­loir jus­ti­fi­er de l’intérêt de ma matière pour les élèves. La poli­tique d’un étab­lisse­ment peut chang­er avec un sim­ple départ de pro­viseur », prévient-elle.

« Le point cen­tral, c’est que tant qu’on est proche de Paris, les class­es bilangues et les options sont main­tenues, insiste Michel Troug­nou, pro­fesseur de let­tres clas­siques au col­lège du Jardin-des-Plantes, à Poitiers (Vienne). Ici, c’est l’hécatombe. » Secré­taire départe­men­tal Force ouvrière, il con­state « plus d’un tiers de fer­me­tures » de cette sec­tion dans l’académie.

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le nom­bre de class­es de 6e bilangues sup­primées à Paris. Il n’y a que la Corse, qui ne compte qu’une seule classe, et l’a­cadémie Nice-Toulon (55 class­es) qui peu­vent se tar­guer d’un pareil traitement. 

Certes, dans son col­lège de cen­tre-ville, l’option bilangue est main­tenue. Mais quand il se rap­pelle ses années à Paris, le con­stat fait mal. A l’époque, Michel Troug­nou enseignait au col­lège Hon­oré-de-Balzac, situé porte de Clichy, dans le 17e arrondisse­ment. « Là-bas, il y avait même des class­es inter­na­tionales », se souvient-il.

S’ils le voulaient, les élèves pou­vaient pass­er sept heures par semaine à appren­dre une même langue, notam­ment grâce à des cours de civil­i­sa­tion en langue étrangère. Mais ça, c’était Paris. Dans les lycées publics de l’a­cadémie de Poitiers, le pro­fesseur l’assure : des class­es inter­na­tionales, il n’y en a tout sim­ple­ment jamais eu.

Crédit pho­to : © Blan­dine Garot